Situés à l’extrême est de l’Île d’Orléans, les lots 190 et 191 de la pointe d’Argentenay font partie des 10 cadastres historiques concédés en 1669 et sont recensés sur la carte de Villeneuve en 1689. Gédéon de Catalogne les inscrit sur sa carte de 1709 et la configuration de la pointe reste pratiquement inchangée jusqu’à la révision du cadastre de 2018 (figure 1). Dès 1535, Jacques Cartier y rencontre des membres des Premières Nations qui pratiquent la pêche et la chasse saisonnières; l’explorateur décrit ce moment dans ses notes personnelles. Michel Lessard l’insère dans son ouvrage : L’Île d’Orléans (1998). Le lot 190 a eu une vocation agricole pendant 250 ans tandis que son voisin le lot 191 conserve une forêt primitive patrimoniale.
En lisant un article du journal Le Soleil du 1er septembre 2018, les résidents de la pointe d’Argentenay ont appris la prochaine installation d’un immense projet de «glamping» (glamour-camping) de luxe qui touchera d’abord le lot 190 à vocation agricole; ce dernier partage une partie de la grande forêt du lot 191 avec vue sur le cap Tourmente. Il s’agit d’un projet récréo-touristique proposé par la multinationale française Huttopia ; 500 «campeurs» s’installeraient dans des tentes aménagées sur plateformes et profiteraient de piscine, bar-bistro, blocs sanitaires, dépanneur et activités divertissantes. Il suffirait de couper quelques arbres centenaires, d’aménager des sentiers sur un sol d’origine et de creuser pour assujettir les fondations des tentes et canalisations nécessaires à l’apport d’eau et au rejet des eaux usées! Toutes ces tractations ont été menées à l’insu des agriculteurs et résidents de la pointe pendant deux années par les instances administratives de la municipalité de Saint-François conjointement avec la MRC.
Les résidents, surpris et inquiets de la défiguration du bout de l’île et de la perte de leur quiétude, se sont regroupés en une Coalition citoyenne pour dénoncer l’envahissement du premier site patrimonial protégé du Québec; quelques Scouts de Québec y séjournent sur le lot 190 pendant la belle saison pour des fins de formation des jeunes et cette utilisation ne soulève aucun problème dans le voisinage ni dégradation du site. Le projet Huttopia a suscité une vive réaction à l’Île d’Orléans et ailleurs chez les citoyens de toutes allégeances attachés à ce joyau patrimonial tant pour sa signification historique que pour la préservation de sa culture agricole. Plus de 14 000 personnes ont signé une pétition qui appuie les démarches de la Coalition; parmi les signataires, on remarque les noms d’historiens, de juristes, d’archéologues, de scientifiques et de gens d’affaires bien connus. Grâce à de talentueux bénévoles, un site web est accessible : sauvegarde-argentenay.org où il est possible de suivre la chronologie des activités de la Coalition depuis son début à l’automne 2018, de lire des documents et de visionner des photos, des vues aériennes et des vidéos par drone du lieu en péril. Le site web continuera à relater les péripéties de la contestation au développement d’Huttopia sur la pointe d’Argentenay.
Quiconque regarde attentivement les photos de la pointe d’Argentenay peut discerner la présence d’un bâtiment sur la partie ouest de ce lot, là où les Scouts s’installent en été. Cette terre dont la maison remonte au premier tiers du 19e siècle a été cultivée par la même famille jusqu’en 1928. Au début des années 1900, de nombreux et éminents artistes canadiens se sont présentés chez René Sanschagrin pour peindre le paysage exceptionnel; il prit plaisir à leur offrir l’hospitalité. Les James Morrice, William Brymner, Horatio Walker et autres ont consigné sur leurs toiles la beauté des paysages de l’île et la pure simplicité de ses habitants, été après été. Ces œuvres d’art se retrouvent dans tous les grands musées du Québec, du Canada et dans le monde. La maison Sanschagrin (figure 2) doit être conservée, non seulement pour son passé artistique mais encore comme témoin de 250 ans de vocation agricole ininterrompue, ce dont le projet Huttopia ne tient nullement compte. En assez bon état, aux mains d’un organisme communautaire responsable, on pourrait y organiser des activités artistiques et de culture maraîchère écologique ouvertes au public. Sauvons la pointe d’Argentenay!
Article tiré de La Lucarne – Été 2019 (Vol XL, numéro 3).
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