Notre patrimoine bâti traditionnel disparaît à une vitesse fulgurante. Sur la base d’une donnée publiée par Lieux patrimoniaux du canada, Yves Lacourcière évalue que 34 % de notre patrimoine bâti traditionnel protégé érigé en quatre siècles, a été irrémédiablement détruit en moins de 50 ans. Ces données ne tiennent pas compte de tous les bâtis protégés laissés à l’abandon par leurs propriétaires, plusieurs fois volontairement, ainsi que de dizaines de milliers de bâtis traditionnels non encore protégés détruits ou défigurés pendant la même période.
Quant aux métiers traditionnels de la construction (MTC), seuls capables de les maintenir et de les conserver, ils sont sur le point de s’éteindre. « [Pourtant], rien n’est possible sans eux »1.
Il soutient que ces patrimoines matériels et immatériels ne survivront qu’à la condition que :
Ces sujets sont plus largement traités dans le livre « Accusé de non-assistance à patrimoine en danger » disponible en format électronique seulement à www.yveslacourciere.com
Après avoir publié un article traitant du premier de ces trois éléments, « Les essentiels métiers traditionnels de la construction » (Printemps 2019), la Lucarne fait paraître maintenant le second de la thèse défendue par l’ingénieur ethnologue.
Nous proposons d’illustrer par une allégorie la portée des termes authenticité et interprétation et ce qu’ils impliquent pour la pérennité de notre bâti traditionnel et les MTC.
Nous utiliserons pour ce faire d’un jeu qui nous a amusés lorsque nous étions plus jeunes : le téléphone arabe. Rappelons-en les règles : les joueurs forment une file, la personne placée à un bout note une courte phrase et la murmure à l’oreille de la suivante, qui fait de même, et ainsi de suite jusqu’au dernier participant.
Le côté amusant de ce jeu est de constater jusqu’à quel point la phrase notée au début, par exemple « Le chien a besoin de vaccins, il doit visiter le vétérinaire » a été déformée tout au cours de sa transmission par le bouche-à-oreille pour devenir « Le chien a besoin de vacances, je vais l’amener à Buenos Aires ». La notion d’authenticité est représentée ici par la phrase notée au départ. Elle constitue une donnée stable. L’interprétation, elle, est symbolisée par les déformations successives du message lors de sa transmission de l’un à l’autre des joueurs.
Cette perte de sens du contenu permet d’illustrer ce qui restera du message forme/matériaux/utilisation/assemblage contenu dans le bâti traditionnel si ceux à qui on demande de le maintenir et de le conserver ne possèdent ni les connaissances nécessaires, ni les tours-de-main de ceux qui l’ont érigé et maintenu jusqu’alors. Seule une formation professionnelle structurée appropriée aux MTC éviterait les errances d’intervention sur le bâti ancien qu’amène inévitablement une connaissance insuffisante des métiers pratiqués par les premiers artisans qui ont bâti l’œuvre et par ceux qui l’ont maintenu par la suite pour arriver jusqu’à nous 2.
Des coupures dans la chaîne de transmission des savoirs, comme nous en vivons une depuis deux générations avec la cassure de la formation professionnelle aux MTC depuis, provoquent la disparition de paradigmes essentiels à la protection de notre bâti traditionnel. Ne pas tendre à l’authenticité en matière d’intervention sur ces structures provoque la perte de chaînons dans la courroie de transmission de la connaissance.
Dans le cas qui nous intéresse, la transmission de ce patrimoine immatériel est tout au moins aussi précieuse que celle du patrimoine matériel constitué des bâtis eux-mêmes.
Sans cette recherche de l’authenticité, toute la place serait laissée à l’interprétation devenue la règle, ce qui obligerait à imaginer plutôt qu’à connaître. En ne comprenant pas bien le lien qui a guidé les interventions de la chaîne des artisans intervenus sur un bâtiment ancien tout au long du temps, le travailleur des MTC, sans formation professionnelle appropriée, amputerait inconsciemment le bâti patrimonial d’une part de son message à transmettre. Il ne pourrait que livrer un simulacre, un ersatz du visage de notre culture; celle-ci perdrait de sa signifiance un peu plus à chaque nouvelle intervention, jusqu’à ne plus vouloir rien dire. Nous transmettons depuis 50 ans un patrimoine bâti traditionnel appauvri.
L’interprétation peut s’imposer lorsqu’une trop grande détérioration de l’œuvre rend difficile une bonne compréhension du pourquoi et du comment de l’utilisation des matériaux choisis et de leurs techniques d’assemblage. Ce palliatif demande de fortes connaissances pluridisciplinaires pour tenter de reproduire au mieux un passé à reconstituer. C’est pourquoi deux organismes internationaux associés à l’Unesco, le Conseil international des monuments et des sites (ICOMOS) et le Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels (ICROM), nous exhortent à prioriser des interventions de maintien continu de notre bâti traditionnel afin d’éviter des interventions lourdes et coûteuses. Interpréter est une solution de dernier recours.
Selon l’intention du législateur, et par définition, chaque génération a pour mission de transmettre un héritage reçu aussi authentique que possible aux générations qui nous suivent. Le patrimoine bâti à léguer ne se limite pas à sa représentation visuelle fidèle. Loin de là. Une grande part tient au faisceau de connaissances contenues dans le choix et l’utilisation des matériaux ainsi que dans l’ordre et leurs techniques d’assemblage par les artisans des MTC qui ont construit ce patrimoine bâti et l’ont maintenu au cours de notre histoire.
Tendre à l’authenticité et à l’orthodoxie dans les interventions est le fil d’Ariane qui rend compréhensible les travaux des artisans d’une époque à l’autre. Et cela n’est possible que par la transmission structurée des connaissances, des savoir-faire et des tours-de-main séculaires. Sans cela, les méthodes de construction utilisées à l’origine deviendront de plus en plus indéchiffrables et la partie du message laissée par les mains et des gestes aura été perdue.
À dire vrai, le « comment c’est fait », tel que démontré par le geste du travailleur des MTC est un élément déterminant de ce marqueur de notre ADN culturel. « [Les connaissances et savoir-faire inhérents aux MTC] sont le patrimoine du patrimoine »3.
Le bâti traditionnel et les métiers qui seuls peuvent en assurer une conservation intègre constituent deux patrimoines culturels majeurs que nous devons sauvegarder pour nous aider à comprendre qui nous sommes, d’où nous venons, comment nous y sommes arrivés.
La reconnaissance du lien inéluctable qui unit ces deux patrimoines du bâti permettrait tout naturellement de faire d’une pierre deux coups en sauvegardant deux patrimoines l’un par l’autre. Il n’y a pas de moyen de procéder autrement. Le bâti ancien et les métiers traditionnels de la construction appartiennent au même segment économique, celui de la construction. Présentement, ce créneau de marché en particulier est mal servi par des travailleurs n’ayant plus accès depuis 50 ans à un système de formation structurée appropriée où la désorganisation caractérisée par le travail au « noir » est la norme 4.
Si on admet ce qui précède, on doit reconnaître le lien symbiotique qui relie le patrimoine matériel des bâtis traditionnels à celui, immatériel, des connaissances et savoir-faire des métiers traditionnels de la construction.
Tant que le ministère de la Culture n’aura pas reconnu que l’incontournable recherche de l’authenticité doive guider les interventions des travailleurs des MTC sur notre bâti traditionnel, le rôle évident des MTC dans l’équation de la pérennité du patrimoine bâti traditionnel continuera d’être ignoré et notre héritage continuera de s’éteindre, geste par geste posés par des artisans obligés de tout apprendre sur le tas, d’imaginer leurs métiers en le faisant, alors que nous formons de façon structurée des travailleurs dans plus de 20 métiers industriels pour ériger des copies de ce qu’on retrouve partout ailleurs et qui ne permettront jamais de considérer que nous poursuivons l’élaboration du visage de ce que nous sommes comme nation.
1 Philippe de Villiers, ancien secrétaire d’État à la Culture (France).
2 les métiers traditionnels de la construction ont cessé d’être transmis d’une façon professionnelle structurée en 1969.
3 Philippe de Villiers, ancien secrétaire d’État à la Culture (France).
4 Voir Accusé de non-assistance à patrimoine en danger… ou la mort annoncée de nos patrimoines du bâti
Article tiré de La Lucarne – Automne 2019 (Vol XL, numéro 4).
© APMAQ 2019. Tous droits réservés sur l’ensemble de cette page. On peut reproduire et citer de courts extraits du texte à la condition d’en indiquer l’auteur et la source, mais on doit adresser au secrétariat de l’APMAQ toute demande de reproduction de photos ou du texte intégral de cette page.
450 661-6000 Suivez-nous |
Accès rapide
Calendrier des activités Responsable de la protection des renseignements personnels
|
Nous remercions le gouvernement du Québec pour son soutien financier
|
© 2024 APMAQ (Amis et propriétaires de maisons anciennes du Québec) | Amis et propriétaires de maisons anciennes du Québec | Conception Web : ViGlob
En cliquant sur « Accepter », vous acceptez le stockage de témoins (cookies) sur votre appareil pour améliorer les performances de notre site Web et recueillir certaines statistiques de fréquentation via Google Analytics. Le respect de votre vie privée est important pour nous, nous ne collectons aucune donnée personnelle sans votre consentement.
Plus d'informationsEn cliquant sur « Accepter », vous acceptez le stockage de témoins (cookies) sur votre appareil pour améliorer les performances de notre site Web et recueillir certaines statistiques de fréquentation via Google Analytics. Le respect de votre vie privée est important pour nous, nous ne collectons aucune donnée personnelle sans votre consentement.