ARVIDA : des maisons porteuses d’histoire

6 décembre 2022

Lucie K. Morisset, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en patrimoine urbain, professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal et lauréate 2021 du prix Robert-Lionel-Séguin de l’APMAQ


« Vieille d’à peine [treize] ans [Arvida] est une cité modèle construite autour et à cause de [son] énorme usine d’aluminium. De minuscules maisons modèles de bon goût se serrent les unes contre les autres au fil des rues. Bien que les Canadiens français prédominent, les enfants de Polonais, de Tchèques, d’Irlandais et d’Anglais, de Finlandais, d’Américains, d’Ukrainiens et d’Allemands, d’Italiens, de Suédois et de Norvégiens jouent ensemble… »

Plan d’ensemble pour Arvida, lithographie par Hjalmar Ejnar Skougor et Harry Beardslee Brainerd, 1926. Ville de Saguenay.


L’une des photos d’Arvida publiée dans le National Geographic Magazine en 1939.En mai 1939, le National Geographic Magazine consacrait, dans un reportage sur le Saguenay, quelques pages à Arvida, alors reconnue au titre de capitale mondiale de l’aluminium. Si, dans l’article, une image de la centrale hydroélectrique d’Isle-Maligne rappelle le fabuleux destin industriel que la « houille blanche » offrit à cette région « superchargée par l’énergie hydroélectrique », deux photographies en couleurs attirent notre attention, tant elles contrastent avec l’imaginaire de modernité du « métal magique du XXe siècle », comme on l’appelait, et de la ville de compagnie d’Alcan. L’une, légendée « Des filles d’Arvida portent les couleurs du Saguenay », détaille les couleurs du costume créé pour le centenaire de la région : vert pour la forêt, rouge pour la foi, aluminium pour l’industrie et jaune pour l’agriculture. L’autre, présentant deux jeunes filles en habits plus traditionnels encore, adossées à un buisson de roses (anglaises), sous le titre « Un soupçon de vieille Angleterre à Arvida », précise : « L’achèvement d’une usine d’aluminium a amené des étrangers ici il y a une douzaine d’années. Ces jumelles anglaises s’adressent à leurs camarades de jeu en français, la langue commune1 ».

Vue depuis les usines, vers 1930, de la « ville construite en 135 jours ». Collection particulière.Certes, le style de la revue et le contexte du récit de voyage expliquent en partie cette insistance sur des figures typiques rattachées à la tradition. Mais pour qui connaît Arvida, cette démonstration d’identité locale ancrée dans des coutumes ancestrales n’étonne pas autant. La cité industrielle planifiée, fondée en 1926 et devenue, avec son usine gigantesque et ses centrales hydroélectriques les plus puissantes de la planète, la principale productrice d’aluminium pour les Forces alliées pendant la Seconde Guerre mondiale, a en effet été méticuleusement pensée et construite pour engendrer l’appartenance. Trompant sa courte existence et son caractère inventé de ville nouvelle, l’architecture, la planification urbaine et l’aménagement paysager ont en effet doté Arvida d’une profondeur historique inusitée. Dès 1944, d’ailleurs, certaines de ses maisons, à peine construites, ont été répertoriées dans l’Inventaire des œuvres d’art de la Province de Québec, ancêtre de notre Répertoire du patrimoine culturel.


Maison de modèle M11 répertoriée dans l’Inventaire des oeuvres d’art, 1944. Photo : Herménégilde Lavoie ; BAnQ,E6,S7,SS1,P19681.Avec ses deux milliers de maisons construites de 1926 à 1948 selon plus de cent modèles (alors que les plus modernes des banlieues de l’après-guerre se targuaient d’en proposer quatre ou cinq), Arvida se distingue des villes modernes par son paysage pittoresque, porté sur un tracé urbain modelé d’après les contours du sol accidenté et des crevasses — appelées « coulées » — qui le sillonnent. Les maisons qui le rythment, chacune au milieu de son terrain, séparée de ses voisines et de la rue par de larges bandes gazonnées, se distinguent elles aussi, à de nombreux égards, des habitations ouvrières connues ailleurs. En plus de leur étonnante diversité et de leur implacable modernité, équipées qu’elles étaient d’eau courante, d’électricité et de tous les dispositifs qui manquaient alors cruellement aux habitations insalubres des centres urbains, elles ont été construites pour permettre aux Arvidiens, quelle que soit leur classe sociale, leur métier ou leur origine, de devenir propriétaires. Maison de modèle D5 répertoriée dans l’Inventaire des oeuvres d’art, 1944. Photo : Herménégilde Lavoie ; BAnQ,E6,S7,SS1,P19681.Elles ont aussi été conçues et implantées pour constituer un environnement égalitaire, sans ségrégation ni signe extérieur d’un statut social : c’est derrière des façades presque identiques de modèles similaires qu’un peu plus de confort (planchers de bois franc, chauffage central, par exemple) dotait l’habitat d’occupants mieux nantis. Mais les maisons d’Arvida sont, surtout, résolument régionalistes, comme d’ailleurs tous les immeubles de la cité modèle qui comptent parmi les plus beaux exemplaires de ce courant architectural à la fois si important au XXe siècle et encore négligé par l’histoire de l’architecture. Au lieu d’aspirer à un modernisme apatride et faisant table rase de l’histoire, misant sur l’expression de la technique ou des matériaux plutôt que sur l’ancrage au lieu, les créateurs d’Arvida ont en effet choisi de puiser dans l’architecture vernaculaire la démonstration d’une spécificité locale, dans laquelle se reconnaîtraient les futurs Arvidiens ou à laquelle ils seraient susceptibles de s’attacher.

Maisons de modèle K3 dotées d’une toiture expérimentale en aluminium lors de la première phase de construction.Ainsi est née la première catégorie des maisons néo-vernaculaires arvidiennes, modelées, comme l’exposait l’ingénieur Harold Wake, responsable de la construction de la ville, « sur le type courant des maisons de la province de Québec » : avec leurs lucarnes, leur toit à deux versants et leur larmier incurvé, leur plan rectangulaire doté d’une typique « salle de famille », parfois même dotées d’une galerie sur la façade avant, elles sont les premières à codifier ainsi ce qu’était une maison traditionnelle au Canada français. Déclinées dans un maximum de figures possibles, elles voisinent des maisons quant à elles inspirées par l’architecture des villages industriels scandinaves — marquant la nordicité d’Arvida — et d’autres plus près des cottages étatsuniens de l’époque, donnant le ton de l’Amérique du Nord.

Maisons A1 d’inspiration « canadienne » et maison F3 « scandinave » de la première phase de construction d’Arvida. Photo : Marianne Charland.Bâties en 135 jours grâce à la rationalisation de la construction en charpente de bois et à une systématisation inédite des chantiers, ces 270 maisons ont donné le ton à ce qui deviendra le « style Arvida » : une architecture soigneusement conçue pour rappeler librement les traditions constructives du Canada français, avec quelques touches nordiques, nord-américaines ou tout simplement traditionalistes, parfois proches de l’architecture néocoloniale qui balaiera un peu plus tard les banlieues riches de l’Amérique du Nord, mais toujours, ici, mises au profit de la diversité et de l’appartenance de l’ensemble des travailleurs.

Ainsi trouve-t-on aujourd’hui à Arvida un catalogue hors du commun d’architecture traditionnelle qui s’étend, ininterrompu, sur des centaines d’hectares. C’est une partie de cet ensemble qui constitue, depuis 2017, l’un des treize Sites patrimoniaux déclarés par le Gouvernement du Québec, le seul qui soit hors de la vallée du Saint-Laurent et le seul qui date du XXe siècle. L’attachement des Arvidiens à ce paysage construit et leur détermination à en assurer la protection, maintenant partagée par l’ensemble des Québécois, ont transformé ces dernières années le grand projet d’industrie en un projet de patrimoine qui « ne fait pas son âge », pourrait-on dire : Arvida qui célébrera bientôt son centenaire commémore, en effet, on le sait maintenant, une bien plus longue histoire d’identité.

Vue hivernale d’une partie de la « ville construite en 135 jours » avec, à l’avant-plan, une maison de modèle B4 et une maison F4. Photo : Michel Tremblay. Scène de Noël, maison néo-vernaculaire construite au début des années 1940. Photo : Michel Tremblay.

Plan de composantes architecturales prédécoupées, numérotées et distribuées sur chaque site de maison lors de la première phase de construction d’Arvida. Ville de Saguenay.

Vue aérienne des usines d’aluminium d’Arvida au début des années 1970. Bibliothèque et Archives Canada, e011061901.

Pour en savoir plus : Lucie K. Morisset, Les maisons d’Arvida, Patrimonium, 2022.

1 Harrison Howell Walker, « Gentle Folk Settle Stern Saguenay: On French Canada’s Frontier Homespun Colonists Keep the Customs of Old Norman Settlers», The National Geographic Magazine, vol. 75, no 5, p. 595-627 (notre traduction).


Article tiré de La Lucarne – Hiver 2022-2023 (Vol XLIV, numéro 1).

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