Hommage à Alain Lachance, ébéniste (1954-2022)

26 mai 2022

Prix Robert-Lionel-Séguin 2015

Jean Lapointe

J’ai eu le plaisir de connaître Alain Lachance par Roger Picard, un confrère architecte, dans les années 1990, pour une expertise professionnelle sur les portes extérieures de l’église Saint-Henri-de-Lévis. Ses connaissances poussées en patrimoine et sa générosité à partager son savoir m’avaient frappé. J’ai aimé l’homme et suis resté en contact avec lui pour échanger sur nos passions communes : patrimoine, maisons ancestrales et meubles anciens.

Alain avait alors des activités d’enseignant, de consultant expert et de restaurateur qu’il exerçait notamment au sous-sol de sa maison de Boischatel. Il me raconta l’épopée du sauvetage de cette maison située originellement à Saint-Jean-Chrysostome ; celle-ci, menacée de destruction et démontée méthodiquement a été, grâce à sa science, reconstruite sur sa terre, sur une fondation de maçonnerie aménagée par lui à l’ancienne. À son invitation, en 2007, à l’occasion de la restauration de mes colonnes de bois (La Lucarne, « Il faut sauver ces colonnes ! », été 2021, Vol. XLII, numéro 3, p. 8-9), je visitai sa maison ainsi que son garage. Celui-ci, construit à l’ancienne à l’arrière de la maison, était doté d’une charpente traditionnelle française digne de nos ancêtres, constituée de grands pins coupés au fond de sa terre, séchés, équarris et assemblés avec un métier remarquable. Alain conjuguait avec compétence la science d’un charpentier, d’un menuisier et d’un ébéniste !

Je lui ai confié nombre de travaux de restauration de toutes natures ; toujours, il accueillait mes demandes avec ouverture, disponibilité et m’associait, comme de raison, à ses démarches.

C’est ainsi que je lui ai un jour présenté un petit objet ancien fort abîmé reçu d’un ami français, un Jésus de voyage, ayant appartenu à un certain vicomte de Barbot : une malle miniature à déposer sur une table de nuit s’ouvrant en triptyque laissait apparaître au centre un petit crucifix encadré de deux petites portes. L’une d’elles avait perdu un de ses côtés, le revêtement intérieur était incomplet et celui de l’extérieur était abîmé (ill. 1 à 3). En manipulant rapidement l’objet détérioré, Alain m’expliqua que le boîtier était en acajou, le revêtement intérieur en soie, la croix en palissandre, le corpus en bronze et l’extérieur en chevreau. Bref, un objet sacré constitué de matériaux nobles. Alain me rendit l’objet, se retourna, trouva dans son atelier un morceau d’acajou, y découpa en un instant une petite pièce de la taille requise et l’encoche pour la mettre en place. Voilà le Jésus de voyage sur le chemin de la réhabilitation ! Une restauratrice effectua le reste du travail (ill. 4).

Réparer un placage de meuble abîmé n’avait aucun secret pour lui ; chêne, acajou, Alain trouvait le morceau, le découpait de l’épaisseur et aux dimensions nécessaires, le mettait en place, le retouchait, le collait, puis le colorait et le vernissait. Il m’est arrivé de me voir confier la tâche de colorer et de patiner une retouche pour l’intégrer à un meuble (ill. 5). À ce chapitre, lors de l’acquisition d’une paire de jolies petites tables avec plateaux à galeries ajourées, j’eus la déconvenue de recevoir l’une des tables avec un placage sévèrement abîmé. Dès que ce fut possible, le Docteur Alain rendit son diagnostic : un placage de ronce européenne. La réparation fut rapide et, ma foi, facile, le meuble étant décoré de peintures festonnées et colorées. Alain sortait ses pigments, comparait, mélangeait, ajustait, colorait, corrigeait, puis enduisait de gomme laque. Le tour était joué. Un joli meuble ancien (ill. 6 et 7) retrouvait sa beauté !

En 2016, j’ai offert à Alain la restauration d’un mobilier de chambre à coucher victorien reçu en héritage dans un bien mauvais état (ill. 8). Acquis par mon père au début des années 1970, l’ameublement en merisier, superbe à l’origine, avait besoin d’une sérieuse restauration. C’est ainsi qu’Alain et moi passâmes une semaine ensemble, fin mars 2016, dans le grenier bien isolé de la maison d’un ami de Québec à découvrir les mystères de ce mobilier : un lit, une commode à miroir et un meuble de toilette étaient démontés vu le manque de hauteur de la pièce. Le miroir, une fois détaché, nous livra un secret : une page de La Presse du jeudi 26 décembre 1907 y avait été insérée (ill. 9).

Le plan de travail établi au départ était fort simple : conserver le plus possible la patine des meubles, restaurer tout ce qui pouvait l’être, sinon décaper les surfaces, refaire les finis, procéder aux retouches, compléter les éléments de quincaillerie manquants, restaurer les sculptures abîmées. Les opérations ? Nettoyage à l’aspirateur, pose d’un amalgamateur, pose de gomme laque colorée pour les retouches, sinon décapage et gomme laque puis vernissage final à la gomme laque (ill. 10 et 11). Le lit, malgré une tête et un pied majestueux, avec ses 49 po de largeur et 72 po de longueur, offrait une place et demie pour une personne de taille réduite selon les standards contemporains ; une calamité pour y dormir ! Alain m’a alors suggéré de refaire les deux longerons du lit (les côtés) à une longueur moderne standard, soit 78 po. Un mois plus tard, Alain me livrait deux longerons semblables à ceux d’origine, en merisier, à la longueur désirée, avec les moulures décoratives, les ancrages, la couleur et le fini à la gomme laque. Un travail de professionnel !

J’eus le plaisir de voir Alain, le magicien, restaurer en un rien de temps des sculptures écorchées ou manquantes sur les meubles (ill. 12). Avec méthode, Alain préparait l’emplacement, découpait un tout petit morceau de bois qu’il collait en place (ill. 13), sculptait (ill. 14 et 15), colorait (ill. 16), et enfin vernissait de gomme laque, le tout avec une aisance stupéfiante.

J’eus le bonheur de voir les tiroirs galbés englués de couches d’un vieux vernis éraflé retrouver leur beauté originelle (ill. 17) ; des placages anciens de grande qualité nous étaient révélés ! (ill. 18 à 23)

La restauration du miroir de la commode fut toute une aventure ! Un des montants était cassé (ill. 24). Avec méthode, ce dernier fut recollé et tenu en place entre des serres, le temps d’une courte convalescence (ill. 25). Le défi suivant ? Le miroir avait perdu une partie de son tain en une constellation de lacunes (ill. 26). Que faire ? Conserver le miroir dans son état abîmé ou le remplacer par un neuf ? Un dilemme cornélien ! C’est alors que j’eus l’idée de ne conserver que le verre du miroir, de faire disparaître tout le tain abîmé et de le doubler par-derrière avec un miroir neuf le plus mince possible au contour chantourné épousant l’ancien modèle. Au bout de quelques semaines, Alain mit tout cela en place avec dextérité.

Le résultat final fut au-delà de mes espérances. Alain, lui aussi, était heureux du résultat (ill. 27 à 29). Il me fallut attendre l’hiver 2022 pour que ce rêve d’une chambre d’ami avec des meubles soigneusement restaurés se matérialise enfin (ill. 30 et 31) en ma nouvelle demeure.

J’ajoutai au mobilier de chambre un fauteuil ancien en mauvais état et sans attrait (ill. 32), restauré par Alain (ill. 33) et ainsi sauvé de la perdition. Démonté, nettoyé, décapé, remonté et collé, coloré et enduit de gomme laque, il est ensuite garni par le tapissier décorateur, Marc Florin. Ce fauteuil victorien, remarquable par son dossier extravagant à oreilles, se marie harmonieusement au mobilier de chambre grâce à son ornementation sculptée (ill. 34 et 35).

Je ne compte pas le nombre de restaurations et de réparations accomplies par Alain au fil des ans : un boîtier d’horloge murale en acajou ayant retrouvé son éclat, deux fauteuils de salon, un valet, plusieurs fauteuils d’un ameublement Parlor Suite, le corps inférieur d’un buffet de salle à manger ayant retrouvé sa corniche, deux panneaux d’un autre buffet ayant retrouvé leur intégrité, la pose d’un magnifique placage en frêne sur le plateau d’une table de salon Eastlake, la transformation d’un tabouret de piano en table basse de salon (ill. 36 à 38), la remise en état d’un magnifique tabouret de piano, le rafraîchissement d’une table de jeu, la réparation du dossier d’une petite chaise toute modeste, un parasol ayant retrouvé son épi, enfin la restauration d’une clochette en forme d’écureuil, petit bijou de sculpture de l’atelier des Bourgault de Saint-Jean-Port-Joli qui retrouva, grâce au talent d’Alain, ses menottes et son gland à gruger…

Alain était un artisan de grand talent, un homme bon et généreux, bref un être d’exception.

Cher Alain, je suis honoré de t’avoir connu, d’avoir bénéficié de ton immense savoir, de ton talent, de ta gentillesse et de ton amitié. Je vis enfin dans une maison ancienne tant désirée. J’aurais tellement aimé t’y recevoir, te la montrer et, pourquoi pas, bénéficier de quelques sages conseils de ta part. Souvenir ému et cordial !


Article tiré de La Lucarne – Été 2022 (Vol XLIIII, numéro 3).

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