La quête des origines et ses dérives

23 février 2022

Gérard Beaudet, urbaniste émérite
Professeur titulaire, École d’urbanisme et d’architecture de paysage, Université de Montréal
Prix Ernest-Cormier 2021, Prix Robert-Lionel-Séguin 2006

Ce deuxième article de l’auteur est la suite de « Restauration — remonter le cours de l’histoire ? » publié dans le numéro Hiver 2021-2022, p. 10-11.

En matière de restauration, la quête des origines a ses adeptes chez les spécialistes du patrimoine dont le plus célèbre a été Viollet-le-Duc. Même si l’idée de donner à un bâtiment une apparence qu’il n’a jamais eue en rebute plusieurs, le restaurateur de Notre-Dame-de-Paris, du château de Pierrefonds et des enceintes de Carcassonne a eu de nombreux émules au Québec. Dans un ouvrage publié en 1974, Michel Lessard et Gilles Vilandré soutiennent que « pour retrouver leur état d’origine, toutes les maisons ancestrales doivent faire l’objet d’une restauration1 ». À la même époque, Gilles Vilandré propose la reconstruction « à l’identique » de la partie de l’Hôpital général des soeurs de la Charité qui avait été détruite au début des années 1870 pour permettre le redéveloppement de la propriété à la suite de la construction du couvent de la rue Dorchester (actuel boul. René-Lévesque). Les critiques, notamment celles d’André Corboz2 et de Jean-Claude Marsan3, dénoncent cette reconstitution dont le financement dépendait de la vente du couvent conçu par Victor Bourgeau à un promoteur qui n’entendait préserver que la chapelle4. Ces critiques auront raison du projet et assureront la sauvegarde de magasins-entrepôts voués à la démolition malgré leur caractère tout à fait remarquable5.

En 1978, un colloque sur l’avenir de la Place-Royale est l’occasion de réitérer cette condamnation d’une conception tenace de la restauration vers un retour à l’état d’origine. La pratique n’en conserva pas moins son aura chez les amateurs de vieilles pierres, comme en témoigne l’exemple ci-dessous.

La maison Sutton (1978) avant son curetage. Communauté urbaine de Montréal (1986), Répertoire d’architecture traditionnelle sur le territoire de la Communauté urbaine de Montréal : Architecture rurale, Montréal, Service de la planification du territoire, p. 105.La maison François-Dagenais père a été construite au Sault-au-Récollet à la fin du XVIIIe siècle. Au début du XXe, elle est transformée en résidence secondaire par la famille Sutton. L’ajout d’une imposante lucarne, d’une galerie surmontée d’une marquise et d’un balcon lui confère une touche palladienne particulièrement réussie. Quel ne fut pas mon étonnement, au début des années 1980, d’apercevoir en bordure du trottoir les restes de ces ajouts arrachés au motif d’un retour à l’état d’origine. Cela me semblait d’autant plus désolant qu’un oeil, le moindrement averti, pouvait aisément détecter qu’un bâtiment ancien se cachait sous cette parure d’un intérêt architectural indéniable.

La maison après son curetage.De telles transformations de maisons anciennes ont été relativement fréquentes à une certaine époque. La résidence James Baumann Peck à Pierrefonds (1928), le manoir Colville (1930-1931) qui intègre l’ancien manoir Le Gardeur-de-Repentigny de Mascouche, aujourd’hui démoli, ainsi que le manoir Bleury-Bouthillier (1883-1887) en constituent certains des exemples les plus achevés. Les plus ambitieuses visaient à transformer une maison rurale traditionnelle en gentilhommière comme la maison Thomas-Brunet au cap Saint-Jacques à Montréal. D’autres adaptations, plus modestes, mais réalisées avec autant de doigté, ont aussi témoigné de ce rapport particulier à un patrimoine architectural dont on commencera à reconnaître la valeur dans les années 1920, notamment à la faveur des travaux de Percy E. Nobbs (1875-1964) et de Ramsay Traquair (1874-1952) à l’Université McGill. Cette dimension de notre culture architecturale du tournant du XIXe au XXe siècle est malheureusement méconnue et, pour cela même, parfois mal considérée.

On concédera sans trop de peine que toutes les transformations de bâtiments anciens ne sont pas aussi remarquables, tant s’en faut. Certaines peuvent même en compromettre sérieusement la survie. C’est le cas avec l’utilisation de matériaux de parement extérieur – papier brique, tôle embossée imitant la pierre – dont l’usage peut endommager la structure. D’autres, dont la qualité et la pertinence peuvent difficilement justifier leur conservation, compromettent de manière évidente l’intégrité architecturale. L’ajout de lucarnes disproportionnées, le percement d’une porte-fenêtre en façade, le placage d’une fausse maçonnerie et la construction d’appentis dont la disposition, le volume ou les matériaux témoignent d’un manque évident de sensibilité sont du nombre. L’effacement de l’ensemble des modifications et des ajouts et la reconstitution des parties manquantes ne s’imposent toutefois pas d’emblée. Surtout si le rétablissement de l’état d’origine est le seul motif et qu’au surplus, il comporte une part d’arbitraire.

Considérons l’exemple de la maison du Pressoir du Sault-Récollet. Le bâtiment, construit au début du XIXe siècle pour abriter un pressoir à cidre, avait été ultérieurement agrandi, tandis que sa toiture avait été munie d’une projection galbée et percée par deux lucarnes. La restauration a supprimé tous ces ajouts, y compris l’agrandissement du côté nord, qui a par ailleurs été reconstruit sur le principe de l’unité stylistique. Il en est résulté un volume dépouillé, supposément conforme à l’état premier. Était-ce indispensable ? L’évolution de ce bâtiment n’était-elle vraiment d’aucun intérêt ? Il est permis d’en douter.

Maison du Pressoir. Photo R. Desrochers (1936) Le Sault-au-Récollet, 1736-1936, p. 111.Maison du Pressoir. Photo : Gérard Beaudet.

La combinaison restauration agrandissement est un défi difficile à relever en raison de la valeur accordée à un édifice ancien. Si le pastiche doit être écarté, l’adoption d’un parti contemporain comporte son lot de difficultés. D’autant que, rien ne nous permet de croire que ce qui est aujourd’hui considéré comme une réussite, voire une réalisation exemplaire, le sera toujours demain. C’est ce que nous montre le cas de la maison Sutton.

Une des déclinaisons de cet arbitraire consiste à donner une apparence rustique à un bâtiment, comme si, ce faisant, on confirmait l’authenticité du retour à l’état originel. Le dépouillement complet d’un carré de pièce sur pièce en constitue un exemple. Or, seules les constructions les plus modestes laissaient voir le gros oeuvre, qu’autrement on s’empressait de cacher et de protéger par un enduit ou par un parement de bois. L’enlèvement des finis intérieurs pour mettre à nu la pierre ou la brique répond également d’une esthétique du rustique qui contredit presque toujours les pratiques architecturales du passé.

Évidemment, les bâtiments anciens dont nous avons hérité ne présentent pas tous une architecture exceptionnelle. Les théories de la restauration formulées pour encadrer les interventions sur les édifices et les ensembles architecturaux remarquables ne peuvent être transposées intégralement dans l’univers des bâtiments ordinaires. Ce n’est toutefois pas une raison pour se livrer sans réserve, en ce qui les concerne, au culte de l’état originel. D’autant que, paradoxalement, ce culte contraste avec l’engouement généralement manifesté par les propriétaires pour l’histoire des bâtiments dont on rejette par ailleurs d’entrée de jeu la matérialisation architecturale.

Lors d’une restauration de bâtiments modestes ou d’édifices exceptionnels, il est acceptable d’apporter une touche contemporaine sur un registre rustique, geste en apparence contradictoire, pourvu, dans ce dernier cas, qu’il ne s’agisse pas de suggérer que le résultat observable est de la sorte plus authentique. Désignée par les termes recyclage ou reconversion, l’attribution d’une nouvelle vocation à un bâtiment ancien est souvent propice à une telle créativité, quand elle ne la rend pas inévitable, par exemple lors du recyclage de bâtiments industriels. Il en est de même dans le cas d’agrandissements nécessités par l’adaptation d’un bâtiment à nos attentes, par exemple en ce qui concerne les superficies de plancher habitables.

Mais, dans tous ces cas de figure, il faut éviter d’entretenir la confusion. Non seulement le retour à l’état d’origine est-il une vue de l’esprit et une falsification historique, mais il conduit parfois à la dilapidation d’héritages architecturaux dont l’intérêt réside justement dans les transformations qui ont été judicieusement apportées au cours de la vie d’un bâtiment. Aucune recette ne peut cependant synthétiser l’approche critique de la restauration prônée ici. D’autant qu’il faut éviter de porter ombrage au bâtiment originel en insistant trop sur la visibilité des apports contemporains. Il faut par conséquent savoir faire preuve de discernement et de doigté.

1. M. Lessard et G. Vilandré (1974), La maison traditionnelle au Québec : construction, inventaire, restauration, Les Éditions de l’Homme, p. 50.
2. A. Corboz (1976), « Le projet des Soeurs grises : lâcher la proie pour l’ombre », La Presse, 30 juin.
3. J.-C. Marsan (1976), « Une reconstitution qui ne se justifie pas », Le Devoir, 12 juin, Cahier 2.
4. J.-C. Marsan (1975), « Cette grossière imposture du Parc de la Chapelle », Le Devoir, 7 juin.
5. A. Corboz et R. Bisson (1981), « Ces entrepôts que l’on recycle », Vie des arts, 26 (105), p. 26–89.


Article tiré de La Lucarne – Printemps 2022 (Vol XLIII, numéro 2).

© APMAQ 2022. Tous droits réservés sur l’ensemble de cette page. On peut reproduire et citer de courts extraits du texte à la condition d’en indiquer l’auteur et la source, mais on doit adresser au secrétariat de l’APMAQ toute demande de reproduction de photos ou du texte intégral de cette page.


  Retour