La Lucarne, dans ses numéros du printemps et de l’automne 2019, a publié deux premiers textes d’Yves Lacourcière, le premier portant sur « Les essentiels métiers traditionnels de la construction », le deuxième sur « La recherche de l’authenticité ». Voici, en conclusion, le troisième article qui porte sur « Le principe de précaution ».
Notre patrimoine bâti traditionnel raconte en pierre et en bois plus de trois siècles d’enracinement dans notre pays d’hiver. Il raconte encore en continu la façon dont nous avons bâti, habité et occupé l’espace. Les bâtis traditionnels sont œuvres d’artisans, donc uniques. Par conséquent, le patrimoine architectural traditionnel n’est pas une richesse renouvelable.
Depuis près d’un siècle, l’État ajoute des éléments à ses listes de bâtis traditionnels qu’il veut protéger. Avant qu’il intervienne, ceux-ci auraient pu être démolis ou transformés au gré de leurs propriétaires, peu importe leur valeur patrimoniale. Un simple permis émis par une municipalité ne tenant compte que de ses règles locales aurait suffi. Les quelques 1200 municipalités et territoires organisés du Québec détiennent le pouvoir d’autoriser des interventions majeures allant jusqu’à la démolition sur le bâti traditionnel qui n’a pas encore reçu la protection de l’État. Or, 99 % de ces institutions ne possèdent pas les ressources professionnelles appropriées pour déterminer la valeur patrimoniale potentielle des bâtis anciens. Ils seraient dès lors devenus inéligibles à la protection de l’État.
Sur la base de données publiées par le Répertoire canadien des lieux patrimoniaux, 34 % de nos bâtis protégés ont été détruits entre 1970 et maintenant. Ces données ne tiennent pas compte de dizaines de milliers d’autres qui, n’ayant pas jusqu’alors attiré l’attention de l’État, auraient pu voir leurs enveloppes et leurs structures anciennes dégradées.
Il nous apparaît approprié et prudent que l’État accorde une protection minimale à tous les bâtis anciens ou traditionnels qui ont le plus souvent pris plus d’un siècle pour parvenir jusqu’à nous. Cette protection minimale que nous évoquons doit avoir pour pierre d’assise un inventaire des bâtis anciens du Québec qui agirait, d’une part, comme un garde-fou, et d’autre part, permettrait de poser un second regard avant que soit autorisé l’irréparable.
L’inventaire est essentiel lorsqu’il s’agit de protéger des catégories de biens appartenant à une époque donnée. C’est ce qu’avait prévu le législateur dans la première Loi sur la protection des biens culturels en 1922. Cette ordonnance permettait de faire le point sur l’état des lieux du bâti ancien et de pouvoir conserver l’esprit de la loi à travers le temps. Sans lui, le ministère de la Culture et des Communications (MCC) navigue sans compas. Cette exigence du législateur a été réduite de façon inexplicable en déchargeant le MCC de l’obligation de se doter de cet outil indispensable.
En 50 ans, l’institution ne s’est pas encore adaptée aux bouleversements fondamentaux que nous a apportés le phénomène planétaire de l’industrialisation.
Privé de cet instrument qui lui aurait permis d’évaluer l’efficacité de ses méthodes, le MCC n’a pas pu se fixer d’objectifs mesurables ni connaître l’impact de ce paradigme qui a poussé les métiers traditionnels de la construction hors des chantiers.
Ici apparaît le principe de précaution.
Selon Wikipédia, le principe de précaution est une approche philosophique qui a pour but de mettre en place des mesures visant à prévenir des risques lorsque la science et les connaissances techniques ne sont pas à même de fournir des certitudes.
Contrairement à la prévention qui s’intéresse aux risques avérés, la précaution, forme de prudence dans l’action, s’intéresse aux risques potentiels. Elle recouvre les dispositions mises en œuvre de manière préventive afin d’éviter un mal ou d’en réduire les effets avant qu’il ne soit trop tard. Le principe de précaution est un outil de gestion qui permet d’envisager les possibles et les probables.
Il est important de maintenir en continu sur le territoire national ces jalons architecturaux « qui soulignent l’importance de la valeur identitaire [de ce] patrimoine culturel et de sa forte contribution au sentiment d’appartenance à une collectivité » (MCC).
Tous les administrateurs de biens, qu’ils appartiennent au secteur public ou privé, savent qu’en matière de gestion d’actifs, l’inventaire permanent est l’outil de contrôle indispensable. Sans celui-ci, le MCC ne peut évaluer sa politique de protection du patrimoine bâti ni rendre compte de son mandat.
Le parc des bâtis traditionnels du Québec compte encore environ 400 000 éléments qui répondent, en tout ou en partie, à la définition du bâti traditionnel : construits en tout ou en partie, avec des matériaux premiers ou naturels (pierre, bois, fer, chaux, sable, eau, terre…) et assemblés selon des techniques artisanales, lesquelles ne sont ni connues, ni utilisées par les travailleurs des métiers industriels de la construction.
Plus de 90 % des bâtis traditionnels des Québécois sont à vocation résidentielle, secteur déréglementé où à peu près n’importe qui peut faire à peu près n’importe quoi et ceci, même sur les seuls bâtis que l’État a résolu de protéger par la loi ou qui ont le potentiel de le devenir.
Les métiers traditionnels de la construction sont complexes et dédiés aux interventions sur les bâtis anciens ; « Les travailleurs des métiers traditionnels de la construction sont seuls à pouvoir intervenir de façon appropriée sur ce type de chantier. ». Commission de la Construction du Québec (CCQ).
En 1992-1993, nous avons dénombré près de 3000 travailleurs-artisans qui pratiquaient encore leurs métiers en chantier. Aujourd’hui, on en retrouve moins de 200 dans les cinq métiers traditionnels les plus en demande. Ces métiers essentiels à la pérennité de notre patrimoine bâti traditionnel sont sur le point de s’éteindre, ce que reconnaît la CCQ dans une consultation nationale sur la juridiction des métiers entreprise le 8 juin 2015.
L’évaluation du marché potentiel de bâtis anciens mentionnés ci-haut pourrait offrir plus de 10 000 emplois/an de qualité et bien rémunérés au moment où l’industrie de la construction va subir les conséquences de la quatrième révolution industrielle sous la forme d’une réduction de main-d’œuvre.
Ce principe permet de se prémunir de risques d’erreurs, particulièrement lorsque les résultats de ces errances sont irréversibles. C’est le cas de tous les bâtis traditionnels. Pour les bâtis anciens répertoriés dans l’incontournable inventaire, il jouerait un rôle de « retenue » en permettant de mieux étudier chaque cas avant la délivrance d’un permis de démolition ou la modification de leur enveloppe.
À titre d’exemple, mentionnons un cas qui faisait les manchettes en 2017 : le Cyclorama de Jérusalem. Située à Sainte-Anne-de-Beaupré, petite municipalité près de Québec, cette œuvre monumentale érigée en 1895 venait d’attirer l’attention du Protecteur du patrimoine, le ministre libéral de la Culture d’alors. Le MCC l’a reconnu et cité comme un objet patrimonial admissible aux plus hautes subventions permises par la loi.
Pendant plus d’un siècle, le Cyclorama qui n’était ni classé, ni cité, aurait pu être démoli ou modifié sans contrainte autre que d’obtenir un permis de démolition ou de transformation émis par cette petite municipalité de 2900 habitants. Il aura fallu un cri d’alarme de la part des propriétaires consécutif à une offre d’acquisition venant de l’étranger pour que tout change. La peur de perdre est un moteur puissant. Cette crainte devrait être ressentie chaque fois qu’un bâti traditionnel qui n’a pas encore été protégé est menacé.
Ne pas effectuer un contrôle vigilant sur les interventions proposées sur notre bâti traditionnel non-protégé correspondrait à accepter de perdre irrémédiablement des éléments parce que nous ne disposons pas au moment voulu de tous les éléments nécessaires, y compris les budgets, pour assurer la protection que permet la loi de notre époque. Aussi, il serait inacceptable de priver les générations qui nous suivront de la possibilité d’apprécier, à la lumière de leur temps, les bâtis anciens dont nous aurions permis la détérioration ou la destruction.
C’est ce que permettrait l’application du principe de précaution.
Article tiré de La Lucarne – Printemps 2020 (Vol XLI, numéro 2).
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