Restauration – remonter le cours de l’histoire?

3 décembre 2021

Gérard Beaudet
Urbaniste émérite
Professeur titulaire, École d’urbanisme et d’architecture de paysage, Université de Montréal
Prix Ernest-Cormier 2021, Prix Robert-Lionel-Séguin 2006

Les bâtiments construits il y a seulement quelques décennies nous parviennent rarement intacts. Pour assurer leur pérennité, il faut parfois les consolider, remettre en état certaines composantes, en remplacer d’autres et y inclure des équipements aujourd’hui indispensables. Cette mise à niveau est généralement nommée rénovation ou modernisation. Pour les bâtiments auxquels on attribue une valeur patrimoniale, l’exercice s’articule, au surplus, à une appréciation qualitative de la pertinence, au regard de l’architecture originelle, des interventions postérieures à la construction, qu’il s’agisse de retouches mineures, de modifications plus conséquentes, de démolitions partielles ou d’agrandissements. C’est dans ce contexte qu’est généralement considérée la restauration. Mais, de quoi s’agit-il ?

Pour plusieurs, restaurer un bâtiment, c’est lui redonner son aspect premier. Pour ce faire, il faut remplacer les matériaux de substitution, retirer les ajouts et, le cas échéant, restituer les parties manquantes. Figure de proue du monde de la conservation, Viollet-le-Duc (1814-1879) prône cette approche. Pour lui, « restaurer un édifice, ce n’est pas l’entretenir, le réparer ou le refaire, c’est le rétablir dans un état complet qui, ajoute-t-il, peut n’avoir jamais existé à un moment donné1 ». Son contemporain John Ruskin (1819-1900) prend le contre-pied de cette position en affirmant, dans les Sept lampes de l’architecture, que « ce qu’on nomme restauration signifie la destruction la plus complète que puisse souffrir un édifice ». Pour ce dernier, la disparition des œuvres humaines est inéluctable ; au mieux, peut-on la retarder en privilégiant l’entretien des édifices. Et en aucun temps ne doit-on effacer la patine laissée par le passage des ans.

Ces positions extrêmes se sont attirées de nombreuses critiques. Comme le souligne André Corboz (1928-2012), le retour à l’état originel est une fiction. L’histoire ne fait pas marche arrière.

Même si l’on croit restituer, sur la foi de documents certains, l’aspect initial d’une construction, il faut bien se rendre compte que l’on ne fait qu’ajouter un nième état à une série d’états antérieurs : […] que le résultat ressemble à s’y méprendre à l’état premier ne rachète pas le caractère anachronique de l’opération2.

Quant à la position de Ruskin, elle tient d’un fatalisme qui ne suscite guère d’enthousiasme. Si le retour à l’état originel et le refus de toute intervention sont difficilement défendables, comment doit-on aborder la question de la restauration ? Adoptée en 1964, la Charte de Venise balise en ces termes la réponse à apporter.

Les apports valables de toutes les époques à l’édification d’un monument doivent être respectés, l’unité de style n’étant pas un but à atteindre au cours d’une restauration. Lorsqu’un édifice comporte plusieurs états superposés, le dégagement d’un état sous-jacent ne se justifie qu’exceptionnellement et à condition que les éléments enlevés ne présentent que peu d’intérêt, que la composition mise au jour constitue un témoignage de haute valeur historique, archéologique ou esthétique, et que son état de conservation soit jugé suffisant3.

Ses auteurs précisent par ailleurs que « la restauration s’arrête où commence l’hypothèse […], [et que] tout travail de complément reconnu indispensable […] portera la marque de notre temps4 ».

Ce balisage laisse place à la discrétion, que ce soit en reconnaissant que des ajouts peuvent être estimés de peu d’intérêt ou qu’ils peuvent être considérés préjudiciables à l’intégrité architecturale du bâtiment. L’établissement de la pertinence de tout complément comporte également une part de discrétion. Dans ce contexte, seul un travail documentaire rigoureux, un curetage chirurgical minutieux et, le cas échéant, une conception des ajouts qui évite le pastiche permettent de se prémunir contre toute forme d’arbitraire.

Au Québec, le chantier de la Place Royale, lancé dès la fin des années 1950 avec la « restauration » de la maison Chevalier, a constitué un exemple d’une manière de faire rejetée par la Charte de Venise. En leur donnant l’apparence d’un hôtel particulier, les restaurateurs des quatre bâtiments qui constituent la maison Chevalier ont littéralement créé un nouvel édifice. À l’instar de ce chantier inaugural, celui de Place Royale traduit

la volonté de retrouver un ensemble à caractère traditionnel français […], l’ensemble du discours devant consolider cette proposition. Le quartier, tel que l’on voulait le retrouver, fut donc imaginé, décidé, conçu a priori et plaqué tel quel sur le site5.

Cette recherche d’un état perdu idéalisé était contestée par certains. Pour les auteurs d’une plaquette sur l’architecture traditionnelle, « la restauration poétique et sentimentale comme elle s’est pratiquée depuis de longues années et se pratique encore doit, aujourd’hui, faire place à une restauration scientifique6 ». Cette dernière n’est toutefois pas définie et n’exclut pas de facto et formellement le retour à l’état d’origine. Au Québec, cette quête des origines a ses inconditionnels, comme on le verra dans un second texte qui sera publié dans le numéro du printemps 2022 de La Lucarne.

1. E. Viollet-le-Duc, Dictionnaire raisonné de l’architecture française
du XI e au XVI e siècle — Tome 8, « Restauration ».

2. A. Corboz (1974), « Du bon usage des sites historiques »,
Vie des arts, XIX, p. 14-19.

3. Article 11 de la Charte internationale sur la conservation et la
restauration des monuments et des sites (Charte de Venise 1964).

4. Article 4.

5. I. Faure (1996), « Critique du projet de Place Royale à travers les valeurs investies dans sa politique de conservation »,
Revue d’histoire urbaine, 25, 1, p. 43-55, p. 52.

6. G. Léonidoff, V. Guindon et P. Gagnon (1973), Comment restaurer une maison traditionnelle, Éditeur officiel du Québec, p. 139-140.


La maison Chevalier est constituée de quatre bâtiments construits entre la place Royale et le secteur du Petit-Champlain. À l’instar des autres édifices érigés à la frange du quartier, ceux-ci tournaient le dos au fleuve. La restauration a transformé l’arrière en façade principale pour donner à cet ensemble architectural l’allure d’un hôtel particulier. Si les façades originelles ont été conservées, elles n’ont pas le panache de celle qu’on leur a substituée.

James George Parks, Basse-ville, Québec, QC, vers 1865, Musée McCord, MP-0000.195.1
Maison Chevalier (vers 1965), Archives Ville de Québec, fonds Ville de Québec Q-C1-14-N001889.

Place Royale montre que la restauration des ensembles urbains anciens peut aussi être subordonnée à la recherche d’un état plus ou moins originel, même si les morphologies urbaines se prêtent plus difficilement à un retour en arrière. Confrontés à des interventions qui menaçaient plusieurs centres historiques, l’urbaniste écossais Patrick Geddes (1854-1932) et l’architecte-urbaniste italien Gustavo Giovannoni (1873-1947) écartaient d’emblée un tel retour en arrière et prônaient plutôt une approche chirurgicale. Geddes emprunte cette technique à la biologie, qui était son premier domaine de formation. Chez Giovannoni, la diradamento, terme emprunté aux techniques culturales et forestières, désigne également une intervention ciblée − l’éclaircissage − permettant de désencombrer les tissus anciens par l’enlèvement de constructions nuisibles et, dans certains cas, d’insérer de nouveaux aménagements.

Vue du secteur Place Royale. Au premier plan au centre-gauche de l’image, la maison Chevalier, constituée de quatre bâtiments disposés en fer à cheval. Photo : Pierre Lahoud.


Article tiré de La Lucarne – Hiver 2021-2022 (Vol XLIII, numéro 1).

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