La saison de production rurale des céréales, des légumes et des fruits tire maintenant à sa fin au Québec. Quelque peu libérés des contraintes d’une pandémie, plusieurs d’entre nous parcourent les routes de campagne et visitent les kiosques des fermes. La beauté des paysages et des maisons rurales capte notre attention, mais éprouvons-nous autant de plaisir à découvrir les magnifiques bâtiments agricoles anciens qui se tiennent encore debout ? Il reste aujourd’hui une grande diversité de bâtiments agricoles patrimoniaux : granges-étables, poulaillers, porcheries, laiteries, fournils, remises et hangars ancrés dans l’identité et le caractère des communautés qui pratiquent l’agriculture depuis 400 ans. Ces bâtiments côtoient de nos jours d’immenses constructions agricoles contemporaines en acier. Des 62 000 fermes laitières actives au Québec en 1966, soit au début de l’ère moderne, seulement 10 400 existaient encore en 1996. Au cours de cette période, plusieurs granges-étables traditionnelles ont perdu leur vocation (ill. 1).
1. Réflexion sur une architecture québécoise traditionnelle — bijou de nos paysages identitaires. Ce bâtiment, privé de ses fonctions d’élevage animalier a été utilisé comme poulailler à la fin du XXe siècle. Il dessert aujourd’hui une exploitation maraîchère.
Quelle est l’évolution de cette architecture vernaculaire agricole parfois unique ? Quels liens existaient entre les structures résidentielles et les structures utilitaires d’autrefois ? Quels sont les points marquants de l’histoire des bâtiments agricoles et de l’évolution de leurs typologies architecturales ? Les médias nous sensibilisent à la menace actuelle et parlent d’un patrimoine bâti en péril. D’autre part, les historiens et ethnologues s’empressent de les documenter. Nous avons maintenant l’occasion de faire perdurer, de concert avec les agriculteurs, un certain nombre de ces bâtiments dans leurs paysages identitaires, et mieux encore de les rétablir aux normes des activités agricoles contemporaines (ill. 2).
2. Grange longue québécoise de la ferme viticole Monna (Saint-Pierre — Île d’Orléans) convertie en lieu de mise en conserve des produits et en écomusée de production du vin de cassis. Ce bâtiment du XIXe siècle témoigne de la grange longue québécoise de la fin du XVIIIe siècle. Elle a été rehaussée d’environ un mètre pour permettre d’accumuler plus de fourrage au grenier.
Un programme, démarré par l’auteur en 2019, rassemblant des architectes, un charpentier traditionnel et un agronome avec la collaboration des propriétaires de bâtiments agricoles, l’Université Laval (École d’architecture), de l’ethnologue Michel Bergeron et de la MRC de l’Île d’Orléans élabore actuellement un deuxième volet pour l’évaluer la restauration et la réhabilitation de bâtiments du patrimoine ainsi que pour l’utilisation et la revitalisation de leurs terres.
Samuel de Champlain avait besoin d’un vaste espace pour nourrir les bestiaux de l’Habitation de Québec ; en 1626, il a choisi, pour aménager sa ferme, les terres fertiles du Cap-Tourmente près de Beaupré d’où venait, depuis 1623, le foin transporté à Québec par barques. Les bâtiments comprenaient une étable de 20 pieds x 60 pieds et des logis pour le fermier Nicola Pivert, sa femme, une nièce et une poignée d’ouvriers. Incendiés lors d’une première incursion des Anglais en 1628 (qui vaudra à Champlain un séjour de plus de trois ans à Londres aux frais du roi d’Angleterre), les bâtiments ont toutefois servi de modèles aux fermes de la Nouvelle-France pendant une partie importante des XVIIe et XVIIIe siècles (ill. 3).
3. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, plusieurs maisons et les bâtiments agricoles étaient construits à pans de bois, hourdés de torchis (mélange terre - paille). En 1626 au Cap-Tourmente, Champlain et Guillaume de Caën font ériger des logis et une étable de 60 x 20 pieds, « à la gasparde » (couverte de paille), pieux verticaux, espacés d’un mètre, bousillés de blocs d’argile du lieu. Aquarelle de Francis Back, Musée de la Civilisation, Québec.
La construction de ces bâtiments ressemblait à celle qui était pratiquée dans le nord-est de la France à la même époque. Ces bâtiments comportaient des toits à deux versants soutenus par des fermes équilatérales à 60° typiques du nord de la France. Recouverts de chaume ou de planches horizontales, ces toits étaient supportés par des murs de pieux en terre espacés d’environ un mètre ou moins et bousillés avec des blocs d’argile pure recueillis sur place. Plus tard, les pieux seront posés sur sole ou sur sole et solage et le bousillage sera latté et couvert de mortier blanchi, une adaptation canadienne. La méthode de colombage bousillé, connue dès la période néolithique et utilisée par les Romains (opus craticium) combinait des pans de bois ou un colombage de bois dont les intervalles étaient garnis par un remplissage léger. Peu dispendieux, plusieurs maisons modestes et des bâtiments agricoles seront construits de cette manière en France. Ce sera principalement vers le milieu du XIXe siècle que la pierre et d’autres matériaux plus solides s’imposeront dans la construction de bâtiments agricoles, contrairement à chez nous où le bois, moins cher et mieux adapté au froid, sera privilégié. Plus récemment, on adoptera les bâtiments en métal de type industriel.
En Nouvelle-France, dans plusieurs régions, on avait accès plus facilement au bois qu’à la pierre ou à la brique. Le colombage bousillé était utilisé pour presque tous les bâtiments agricoles aux XVIIe et XVIIIe siècles et même dans plusieurs maisons rurales dont la construction en pièce sur pièce était jugée trop onéreuse ou trop complexe à bâtir. Cette structure en squelette vertical (le colombage servant de support au toit) semble avoir été écartée seulement dans le cas des étables ou des porcheries construites séparément. Dans ces derniers bâtiments, un squelette horizontal (madriers ou pièce sur pièce), inspiré des structures de maisons de l’époque de même taille modeste offraient plus de confort aux animaux. En Nouvelle-France, des tentatives de construction de granges et d’étables en pierre, comme celle de la grange de 1690 et celle de l’imposante étable (140 pieds) de 1732 de la grande ferme du Séminaire de Québec sur la côte de Beaupré, ne furent qu’une mode passagère, en raison du frimas qui se formait sur les parois intérieures en hiver, et qui causait l’inconfort du bétail.
Les modes de construction des bâtiments agricoles évoluèrent aux XVIIe et XVIIIe siècles selon une séquence de données historiques qui semble plausible :
La plupart de ces bâtiments rectangulaires avec toits à deux versants à forte pente (d’abord à 60° = triangle équilatéral, et plus tard à 53°, l’angle à la base du triangle simple de Pythagore) étaient coiffés le plus souvent de chaume, une pratique qui a perduré jusqu’au XIXe siècle malgré l’utilisation de recouvrements plus chers (bardeaux de bois et tôle) pour les maisons rurales au XVIIIe siècle. Le chaume fournissait une ventilation qui était favorable à la conservation du grain.
La maison Lamontagne, vers 1744, à Rimouski, exemple rare aujourd’hui d’une structure similaire à celle utilisée à la campagne pour plusieurs maisons et bâtiments agricoles lors des premières 150 années de colonisation au Québec. La partie la plus ancienne de la charpente est à pans de bois (colombage pierroté) et la partie la plus récente (1810) est en poteaux équarris jointifs inspirée vraisemblablement par des constructions anciennes en pieux sur sole. Photo de Nicolas Martel 2017, gracieuseté de La Maison Lamontagne.
Aquarelle de Thomas Davies (1787) de Château-Richer, du Cap-Tourmente et du nord de l’Île d’Orléans. Davies, formé à Greenwich au Royaume-Uni en tant qu’artiste et militaire propose une image relativement exacte de cette topographie et de la présence humaine ; à témoin, les deux bâtiments à toit de chaume et construction à pans de bois qui perdurent sur les fermes. On peut donc supposer que la révolution qui a amené la charpente claire toute en bois est postérieure au milieu du XVIIIe siècle.
L’ossature claire en bois massif recouverte de planches, introduite vraisemblablement entre les années 1750 et 1780, a été une révolution importante dans la construction des bâtiments agricoles ; elle était mieux adaptée aux changements de l’agriculture. Cette architecture remplaçait les modes de construction d’origine médiévale française que Champlain avait introduits au Cap-Tourmente il y a maintenant quatre siècles. Est-ce qu’on a simplement substitué des pièces horizontales qui servaient de remplissage entre les poteaux de l’ossature en écartant davantage les poteaux, en introduisant ainsi des étrésillons et en clouant des planches à l’ossature. Ou est-ce que les contacts fréquents à cette époque avec les colonies anglaises avaient révélé que quelques granges du sud arboraient des ossatures claires en bois massif ?
Peu importe, la fragilité aux conditions hivernales des bâtiments à colombage (effets destructifs de l’eau et du gel sur les hourdis), fut corrigée grâce à la nouvelle mode d’ossature claire. Il devenait possible d’agrandir les bâtiments (poteaux-poutres), une nécessité imposée par le passage d’une agriculture en grande partie de subsistance à une agriculture marchande. Ce changement a été rendu possible par l’action des associations de fermiers, par la fondation d’écoles d’agriculture et par la demande croissante pour les produits de la terre.
Robert-Lionel Séguin et Peter N. Moogk, parmi d’autres chercheurs, ont signalé le penchant des premiers agriculteurs à construire leurs divers bâtiments à distance de la maison. Au tout début du XVIIIe siècle, quelques rares intégrations de granges et d’étables en un seul bâtiment sont inscrites dans des actes notariés. Vers la fin de ce siècle, cette évolution est devenue pratique commune, provoquée par l’augmentation de la production marchande, l’augmentation d’espace dans les combles et la facilité pour l’agriculteur d’avoir les deux fonctions dans un même bâtiment, surtout en hiver. Les fonctions de remise, de laiterie et de poulailler sont venues s’ajouter à ces bâtiments, telle la grange Lajoie (milieu-fin du XIXe siècle) classée par le gouvernement à Saint-Urbain en Charlevoix ou celle de 144 pieds de la famille Canac-Marquis près de Québec construite vers la fin du XVIIIe siècle. Ce sont alors les débuts de la fameuse grange longue québécoise (ill. 4 et 5).
4. Le versant sud de la grange-étable québécoise Canac-Marquis. Avec seulement un ou deux autres bâtiments de la même époque qui subsistent à l’Île d’Orléans, cette grange-étable témoigne du début de la lignée des granges-étables longues québécoises à toit à deux versants qui ont perduré comme l’une de deux typologies principales de l’architecture agricole (granges, porcheries, fournils, laiteries, remises) à la fin du XIXe siècle. Les premières granges-étables en bois de cette typologie, au XVIIIe siècle, étaient d’une hauteur similaire ou légèrement inférieure à celle de ce bâtiment.
5. Quelques rares tentatives afin de combiner la grange et l’étable se trouvent dans certains actes notariaux au début du XVIIIe siècle, mais je crois que cette nouvelle forme de construction, la grange-étable longue et sa prolifération, typique de l’architecture québécoise plus pratique et adaptée au climat du Québec, n’apparaîtra qu’après la fin du Régime français. Cette magnifique grange-étable multifonctionnelle de 144 pieds de longueur, construite vraisemblablement avant 1800, a appartenu à plusieurs générations de la famille Canac-Marquis. Muni d’une charpente à la française complète, le toit du versant nord est composé d’arbalétriers interposés, de chevrons orphelins et de planches horizontales ; le versant sud incorpore des chevrons arbalétriers, des pannes et des planches verticales. Plusieurs éléments proviennent d’un bâtiment agricole plus ancien. Photo : Félix Arsenault-Ouellet
L’agriculture du Québec a connu, au cours de son évolution, plusieurs bouleversements dont les derniers ont laissé leurs traces sur les bâtiments en bois encore debout aujourd’hui. L’une des plus anciennes typologies est la grange en rectangle de forme carrée ou légèrement rectangulaire du XVIIe siècle avec sa porte centrale sur un mur gouttereau, une aire ou une batterie au centre et deux carrés égaux sur les côtés ; ce sont les tasseries où on conserve les gerbes et le fourrage. Un bâtiment restauré à l’Île d’Orléans, ayant une charpente française complète, situé sur la terre de l’auteur semble avoir été une grange de cette typologie.
Dans les dernières années du XVIIIe siècle, la poussée de l’agriculture marchande a transformé les granges longues québécoises avec toits à deux versants ; l’ajout d’un ou deux mètres en hauteur a permis l’utilisation du grenier pour le battage et pour un entreposage accru du fourrage.
Au début du XIXe siècle, l’élevage des bovins pour la consommation de viande et la production de lait ainsi que la saison courte de production du fourrage amènent le développement de granges longues plus grandes, telles qu’elles se profilent maintenant dans le paysage (ill. 6). Vers la fin du siècle apparaissent des granges-étables à deux niveaux avec combles comme aux États-Unis et en Angleterre.
6. Grange longue québécoise surélevée de la ferme viticole Monna à Saint-Pierre, Île d’Orléans en 2008, avant sa réhabilitation (à comparer avec l’ill. 2). Photo de la médiathèque Wikimedia Commons.
La révolution des matériaux et des méthodes de charpente entre 1800 et 1850, le sciage industriel du bois, la production de clous en série, et la création des ossatures nouvelles à petit bois — charpente dite « plateforme » ou encore « ballon » — simplifient la construction des bâtiments agricoles grâce à une main-d’œuvre moins spécialisée que celle requise pour construire la charpente traditionnelle en bois massif.
La deuxième en importance des typologies de bâtiments agricoles arrive des États-Unis dans la dernière moitié du XIXe siècle ; elle prend la forme d’une grange-étable avec toit à comble brisé, appelé en anglais gambrel, inspiré du style à la Mansart (quatre versants — les terrassons en haut et les brisis inférieurs en plus forte pente), inventé au XVIe siècle, mais attribué à l’architecte Mansart un siècle plus tard (ill. 7). Il est surprenant que cette typologie ait été exclue de la construction des granges en Amérique du Nord pendant presque deux siècles. Pourtant, la maison Aubert de la Chesnaye (construite en 1679) à Québec et le second palais de l’Intendant à Québec (1713-1716) sont deux exemples de l’application antérieure aux résidences urbaines de notables.
Pour une même superficie de plan, la nouvelle grange-étable à toit brisé (ill. 8) permettait beaucoup plus de stockage de fourrage dans ses combles que la grange longue québécoise ; elle était compatible avec la construction plus économique de type « plateforme » à petit bois. Au début du XXe siècle, ce mode de construction des granges-étables devint plus courant et les granges-étables proliférèrent pendant la majeure partie du siècle.
8. La deuxième en importance des deux typologies de l’architecture traditionnelle des bâtiments agricoles au Québec provient des États-Unis dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Le toit, inspiré de l’architecture résidentielle et monumentale du XVIe siècle [ensuite attribué à Mansart] avec ses quatre versants, deux brisis droits à environ 75°, surplombé de deux versants ou terrassons, permettait plus d’espace au grenier pour l’entreposage du fourrage.
L’agriculture, comme d’autres activités humaines, ne cesse de se transformer. Certains bâtiments rappellent des modes uniques développés au Québec depuis la Nouvelle-France ; d’autres résultent d’une intégration fortuite venant d’une typologie importée de l’extérieur. Il me semble que ces deux types de bâtiments omniprésents et leurs paysages remarquables méritent une protection et une conservation plus importantes que celles que nous leur avons accordées à ce jour.
Une bibliographie est disponible en s’adressant à l’auteur.
Article tiré de La Lucarne – Automne 2021 (Vol XLII, numéro 4).
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