Ces femmes copropriétaires

23 février 2021

Denise Caron, historienne

1. La terre numéro 4  est identifiée au nom d’Eustache Rouleau, alors le mari de Marguerite Pilon.Qui connaît Marie-Jeanne Lalande, Marie-Catherine Pilon, Félicité Sauvé, Marie-Louise Haunay, Marie-Anne Cuvillon, Marie-Josèphe Payment, Marguerite Pilon, Odile Séguin ou encore Émilie Rouleau ? Depuis la première concession, du XVIIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle, ces neuf femmes ont partagé avec leur mari cultivateur la propriété de la terre numéro 4 de la côte Sainte-Anne (ill. 1), située à l’ouest de l’île de Montréal, aujourd’hui le village de Senneville. C’est grâce à la constitution d’une chaîne de titres, composée de différents types de transactions immobilières successives concernant cette propriété, qu’elles sont sorties de l’ombre. Toutefois, plusieurs autres chaînes de titres montrent que ces femmes ne sont pas l’exception, en fait elles sont présentes en grand nombre dans les actes notariés. Cet article ne fait qu’un survol rapide de l’importance des femmes mariées sous la communauté de biens dans l’activité foncière. 

 Dès le début de la colonisation française de la vallée du Saint-Laurent, les documents officiels nous donnent plusieurs indications sur l’identité des hommes et des femmes qui s’y installent. Ces documents permettent aussi de les voir évoluer sur ce territoire. La majorité de cette population nouvellement installée vit en zone rurale et exploite une ferme jusqu’au XXe siècle, moment où les campagnes se vident. Mais quels sont les documents fiables qui peuvent identifier les femmes et témoigner de leur présence dans l’histoire de la propriété?

À L’ÉGLISE

Les registres paroissiaux catholiques colligent baptêmes, mariages et sépultures. C’est à son baptême que le nourrisson fait sa première apparition officielle et que la fille, comme le garçon, reçoit le nom de famille de son père. Ils réapparaissent dans ces registres pour leur mariage ou lors de leurs funérailles. Peu importe le statut social des acteurs ou témoins présents à ces cérémonies, les registres permettent aux gens ordinaires, hommes comme femmes, de sortir de l’anonymat, et ce pour les générations futures et par ricochet, pour le plus grand plaisir des généalogistes.

Devant le notaire 

Depuis l’époque de la Nouvelle-France jusqu’à la fin du XIXe siècle, la plupart des couples se marient sous le régime de la communauté de biens comme c’est la norme sous la Coutume de Paris. Toutes les transactions immobilières auxquelles une femme mariée participe, que ce soit pour un contrat de mariage, une vente, une donation, un échange de propriétés, un inventaire ou un partage des biens après décès se concluent normalement devant le notaire. Il n’est donc pas étonnant de trouver régulièrement des femmes copropriétaires dans les actes notariés de cette période. Toutefois, que ce soit dans les registres paroissiaux ou dans les actes notariés, les femmes, comme les hommes, sont toujours identifiées sous le nom de leur père. Du point de vue de la postérité, les femmes conservent légalement leur nom de fille toute leur vie, comme le témoignent ces documents.

La Coutume de Paris

La Coutume de Paris est l’équivalent d’un code civil. C’est, dès 1627, que ce document, importé de France, codifie les lois et coutumes en Nouvelle-France. Cette coutume traite, entre autres, du droit de la famille : communauté de biens, transmission des biens (succession, testament, donation), rôle de l’homme et de la femme dans le couple. Dans cet univers, l’homme est le chef de famille et le responsable des biens du couple, alors qu’après son mariage, la femme doit obtenir l’autorisation de son mari pour toute transaction immobilière. Malgré cela, d’autres articles de la Coutume de Paris visent à la protéger ainsi que sa famille (www.ameriquefrancaise.org/fr/article-187/Coutume_de_Paris.html#.YCFQ-5NKhBw).

En 1763, par le traité de Paris, la colonie française est soumise à l’autorité britannique et ce n’est que dans l’Acte de Québec de 1774 que Londres reconnaît que le Code civil français — la Coutume de Paris — continuera d’avoir force de loi dans la « Province of Quebec ». Les actes notariés, lors des transactions immobilières, témoignent de cette continuité. 

La propriété et le travail partagés 

2. Edmond-Joseph Massicotte. L’Angélus. Les travailleurs prennent un moment de repos pour prier au son de l’Angélus qui provient de l’église que l’on voit au loin. À l’époque des foins, tout le monde est sollicité et la femme vient prêter main-forte. Tiré de Nos Canadiens d’autrefois.C’est en travaillant sur les chaînes de titres de différentes propriétés situées historiquement en zone rurale que j’ai été étonnée de rencontrer de nombreuses femmes dans les transactions immobilières dont celles mentionnées en introduction. Pouvant être copropriétaires de la terre à cause de la communauté de biens qui lie les époux, elles exploitent avec leur mari la ferme familiale.

Les rôles respectifs des hommes et des femmes étant définis, chacun remplit les tâches traditionnelles. Généralement l’homme s’occupe des travaux des champs (ill. 2) en produisant la matière première : blé, avoine, sarrasin etc. De plus, il coupe le bois pour la construction ou le chauffage, entretient bâtiments et clôtures, etc.

3. Edmond-Joseph Massicotte. La fournée. Tiré de Nos Canadiens d’autrefois.Quant à la femme, elle occupe un rôle tout aussi important dans le couple et dans la survie de la famille. C’est elle qui voit à la bonne marche de la maisonnée. Pour cela, elle veille à nourrir la famille en transformant la farine de blé en pain (ill.3) et celle du sarrasin en galettes ou en mettant en conserve les petits fruits par exemple. La laine et le lin cardés, filés et tissés deviendront vêtements, tapis et le cuir des animaux des souliers de boeuf, etc. C’est elle, bien sûr, qui porte et élève les enfants, souvent nombreux même si plusieurs peuvent mourir en bas âge. Ces activités multiples se font essentiellement près de la maison dans l’aire domestique : entretenir le potager, nourrir la basse-cour, traire les quelques vaches, cuire le pain dans le four extérieur. Dans un tel contexte, les filles apprennent très tôt à participer aux tâches domestiques et les garçons à aider aux travaux des champs ou d’entretien. 

Bref, l’exploitation de la ferme est une entreprise familiale où les moments de repos sont rares et où toute la famille, père, mère et enfants doivent mettre l’épaule à la roue, chacun dans la mesure de ses capacités. Dans un tel mode de vie, on peut imaginer les difficultés qui s’annoncent pour la survie de la famille et de la ferme quand un des deux parents meurt, surtout quand les enfants sont encore en bas âge.

L’héritage

Selon la Coutume de Paris, au moment du décès d’un des deux époux, le survivant conserve son droit à la moitié des propriétés qui sont incluses dans la communauté de biens. Quant à l’autre moitié, chaque enfant, qu’il soit fils ou fille, hérite à parts égales du droit à cette part de la propriété. Lors de la signature du contrat de mariage, une femme peut ajouter ou pas cette parcelle héritée de ses parents dans la communauté de biens. Pour mettre de l’ordre dans l’héritage, il arrive fréquemment qu’un inventaire ou un partage des biens après décès, tous deux notariés, détermine le partage de l’héritage laissé aux enfants par le défunt. Mais il faut rappeler qu’avec ce système, plusieurs cas de figure sont possibles et que, malgré les apparences, les terres restaient entières, l’un rachetant les droits successifs des autres. 

En 1866, la Coutume de Paris est remplacée par le premier Code civil du Québec, souvent identifié comme étant le code Napoléon. Peu de changements sont alors apportés à l’ancien droit familial. Par comparaison, cette réalité des mariages sous un régime de communauté de biens n’existe pas dans la « common law » anglaise. Selon cette loi, « la femme disparaissait, juridiquement parlant, lors de son mariage. Le couple ne faisait qu’une personne et cette personne était le mari ². »

La consultation des transactions immobilières notariées sur plusieurs siècles montre que les femmes franco-catholiques sont souvent présentes lors des transactions immobilières et quand elles y apparaissent, elles sont identifiées sous leur propre nom. Ces activités foncières montrent également que ces femmes copropriétaires sont des actrices sous-estimées dans ce domaine ainsi que dans la transmission de la propriété au moins dans la vallée du Saint-Laurent. Bref, beaucoup reste encore à découvrir.

2. Evelyn Kolish. « Depuis la Conquête : les Canadiens devant deux droits familiaux » Cap-aux-Diamants, no 39, 1994, p.17.


Article tiré de La Lucarne – Printemps 2021 (Vol XLII, numéro 2).

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