En ce centième anniversaire de la naissance de Robert-Lionel Séguin, La Lucarne a invité un des lauréats du prix éponyme à s’exprimer sur ses motivations et son action en matière de sauvegarde du patrimoine bâti.
Mon intérêt pour le patrimoine remonte à mes années de formation en architecture à l’Université de Montréal (1973-1977). Publiée en 1972, l’Encyclopédie de la maison québécoise de Michel Lessard et Huguette Marquis était alors une référence incontournable. La démolition de la maison Van Horne, survenue l’année suivante, allait révéler la précarité de l’héritage architectural et urbain de la période victorienne. Dans Milton Park, la mobilisation citoyenne devait permettre de sauver de la démolition quelque 600 logements menacés par le projet Cité-Concordia. Ces préoccupations pour le patrimoine trouveront par ailleurs un écho dans les initiatives d’Héritage Montréal et du Conseil des monuments et sites − devenu Action patrimoine – qui ont été fondés en 1975 pour faire contrepoids aux visées des propagandistes d’une modernisation à tous crins.
C’est dans ce contexte que j’ai eu l’opportunité de me joindre au Groupe de recherche en architecture et site historiques (GRASH) dirigé par le professeur Laszlo Demeter. J’y ai notamment collaboré au relevé architectural de l’église de la Visitation-du-Sault-au-Récollet et de l’édifice Grothé, ainsi qu’à l’inventaire des édifices patrimoniaux du centre-ville de Montréal et de ceux du corridor Boucherville-Contrecoeur.
À l’été 1976, j’ai été impliqué dans une recherche sur le patrimoine montréalais menée au Centre de recherche et d’innovation urbaine (CRIU) de l’Université de Montréal. Dirigée par le géographe Gilles Ritchot, cette recherche s’articulait à un cadre théorique qui m’était totalement inconnu : la géographie structurale. La découverte de cette approche confortera ma décision de poursuivre mes études à la maîtrise en urbanisme et sous-tendra mes réflexions théoriques aussi bien que mes expériences de terrain ultérieures. Le changement d’échelle que concrétisait le passage de l’architecture à l’urbanisme favorisera une mise en perspective du regard que je portais sur notre héritage architectural et me permettra de mieux comprendre à quel point le patrimoine urbain est bien plus qu’une concentration de bâtiments d’intérêt.
Détenteur d’une maîtrise, je suis entré en avril 1980 à l’emploi de la Société technique d’aménagement régional (Sotar). On me proposait de coordonner la mise en oeuvre du programme d’amélioration de quartier (PAQ) que la firme avait préparé pour la Ville de Terrebonne. Comme ce mandat requérait que j’y travaille presque à temps plein, le Conseil municipal me confiera également la livraison des programmes de rénovation résidentielle LOGINOVE et PAREL, respectivement financés par la Société d’habitation du Québec et la Société canadienne d’hypothèques et de logement. Cette responsabilité m’obligera à combler les lacunes de ma formation en ce qui concerne les aspects techniques de la construction. Elle me permettra par ailleurs d’insister auprès des propriétaires et des entrepreneurs sur la nécessité de prendre en compte la valeur patrimoniale des bâtiments devant être rénovés, une préoccupation trop souvent ignorée par les responsables de la livraison de ces programmes.
Comme la firme dont j’étais l’employé agissait à titre de consultant pour la municipalité, on m’impliqua dans différents dossiers d’urbanisme ayant trait au vieux Terrebonne. C’est ainsi que j’ai eu l’occasion de suggérer la tenue d’un appel de propositions pour le redéveloppement d’un terrain vague situé face à l’entrée de l’Île-des-Moulins (projet Terrebourg), de recommander l’agrandissement du territoire qui était considéré d’intérêt patrimonial, puis de recommander l’acquisition de deux emplacements industriels en vue de leur redéveloppement à des fins résidentielles (Manoir de la Rive).
Cette implication dans ces dossiers et dans plusieurs autres a été l’occasion de préciser les tenants et les aboutissants d’une approche urbanistique du patrimoine dont je rends compte dans l’ouvrage Comment le vieux Terrebonne est devenu le Vieux-Terrebonne, paru aux éditions GID en 2017. Une approche que j’ai également privilégiée ailleurs, notamment à Trois-Rivières et, avec malheureusement beaucoup moins de succès, à La Prairie et à Chambly. J’ai tiré plusieurs leçons de ces expériences, notamment en ce qui concerne l’intérêt à géométrie variable porté à l’urbanisme dans le monde municipal et les motivations profondes de certains élus.
Mais, par-dessus tout, je reste aujourd’hui persuadé à la lumière de mes nombreuses expériences de terrain que l’incapacité collective de miser sur une approche véritablement urbanistique et aménagiste du patrimoine explique beaucoup de déboires et de déconvenues au nombre desquels figurent plusieurs des démolitions déplorées au cours des dernières années. Il est en effet manifeste, pour quiconque prend un peu de recul, que les cadres réglementaires auxquels sont assujettis les milieux bâtis anciens relèvent souvent d’une conception réductrice des milieux patrimoniaux, voire d’une grande indifférence à l’égard de leur devenir, et sont, par conséquent, une des causes des dérives auxquelles nous assistons régulièrement.
En 1989, j’entreprenais ma carrière universitaire, d’abord à demi-temps — ce qui me permit de garder un pied dans la pratique professionnelle — puis, quelques années plus tard, à temps plein. Durant ces premières années comme professeur à l’Institut d’urbanisme, j’ai eu la chance de réaliser pour le compte d’Hydro-Québec quelques inventaires et plusieurs études sur des centrales hydroélectriques et de me familiariser avec l’épopée hydroélectrique québécoise. De tels mandats étaient précieux. Même si le changement de perspective qu’impliquait mon passage à l’université était manifeste, j’ai en effet toujours cherché à maintenir un contact avec le terrain. Ces études et les exercices de sensibilisation des élus et des membres des Comités consultatifs d’urbanisme des municipalités comprises dans une quinzaine de MRC de l’ouest du Québec alimentaient mes réflexions et mes enseignements.
Par ailleurs, je considère de longue date, que l’implication citoyenne est importante, d’autant qu’à titre d’universitaire je me sens un devoir de redonner à la société qui m’accorde le privilège insigne d’être payé pour lire, réfléchir, enseigner et publier. C’est la raison pour laquelle je me suis impliqué dans le comité francophone d’ICOMOS Canada, notamment à titre de vice-président (1991-1996), le Forum québécois du patrimoine (1994-1996) et Héritage Montréal, dont j’ai été vice-président (1996-1997) et président (1997-2000). La présentation de nombreuses conférences et la fréquentation régulière des médias écrits et électroniques m’ont par ailleurs permis, du moins je l’espère, de sensibiliser les lecteurs et les auditeurs aux grands enjeux auxquels nous sommes confrontés, notamment en matière de protection et de mise en valeur du patrimoine, et d’apporter un éclairage que je pense indispensable au débat public.
Mes premières incursions dans le champ du patrimoine remontent à un peu moins de cinquante ans. Il aurait alors été difficile d’anticiper à quel point le champ de la conservation se transformerait. Si le chantier patrimonial mené depuis compte un grand nombre de réussites exceptionnelles, les avancées n’ont jamais été inéluctablement assurées. Les dernières années, documentées dans le rapport du bureau du vérificateur général paru au printemps dernier, ont même été marquées par des reculs inquiétants. En patrimoine comme en tout autre domaine, rien n’est définitivement acquis. C’est pourquoi l’engagement enthousiaste doit toujours comporter une bonne dose de vigilance.
Article tiré de La Lucarne – Hiver 2020-21 (Vol XLII, numéro 1).
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