Denise Caron, historienne
Peu de maisons anciennes ont été conçues par un architecte. Mais que ce soit le cas ou non, elles témoignent du savoir-faire des gens de métier qui les ont construites, qu’ils soient maçons, tailleurs de pierre, charpentiers, menuisiers, couvreurs, plâtriers, ferblantiers ou autres, tous des bâtisseurs qui restent souvent ou méconnus ou inconnus. Pour pallier cette lacune, le présent article entend mettre en lumière les activités liées au métier de deux maîtres-maçons œuvrant surtout sur l’île de Montréal, au début du 19e siècle. L’un, Jean-Baptiste Boutonne dit Larochelle, habite le faubourg Saint-Laurent et travaille principalement en zone urbaine. L’autre, Charles Brunet, de Sainte-Geneviève, exerce son métier en zone rurale, à l’ouest de l’île ainsi qu’à l’île Bizard. Fait à noter, ni l’un ni l’autre ne sait écrire.
Né en 1762, Jean-Baptiste Boutonne, comme c’est la coutume, apprend son métier auprès d’autres maçons et, en 1799, devant notaire, il officialise son premier marché de construction connu. Dans cet acte, il est associé à Joseph Chevalier, aussi maître-maçon, avec qui il travaillera régulièrement. De 1799 à 1826, Boutonne agit aussi comme entrepreneur. Il engage alors des apprentis, des compagnons, mais aussi des charpentiers, des menuisiers, des tailleurs de pierre ou d’autres gens de métier. Le recrutement semble facile puisque, comme lui, plusieurs des engagés habitent le faubourg Saint-Laurent, situé au nord des fortifications, le long du chemin de Saint-Laurent (boulevard Saint-Laurent actuel). Ce quartier constitue un réservoir d’ouvriers ou d’associés qui permet à Boutonne de réaliser les nombreux contrats qu’il obtient. Ces gens de métiers travaillent les uns pour les autres et forment ainsi une confrérie informelle.
Le carnet de commandes de Jean-Baptiste Boutonne est très diversifié. Seul ou avec d’autres, il répare, rehausse, augmente et érige des bâtiments de pierre. En 1804, pour s’approvisionner en matières premières, il acquiert avec Joseph Chevalier une carrière de pierre et desable, située au pied du mont Royal, là où d’autres carrières sont en exploitation. En 1805, le maître-maçon, Louis Massy, l’engage pour faire les travaux de maçonnerie de deux maisons de bois, alors qu’en 1808, les commissaires de la prison de Montréal le choisissent pour démolir « la vieille prison, les voûtes, les deux églises et les murs autour de la place » pour faire place et permettre ainsi la construction d’une nouvelle prison. À une époque où tout se recycle, on peut penser qu’il en profite pour récupérer les pierres afin de les réutiliser pour d’autres contrats. Entre 1810 et 1813, avec Joseph Chevalier et Alexandre Loggie, il est engagé pour les travaux de maçonnerie, d’enduits et de chaux à l’église de Longueuil, alors qu’en 1811, il construit un grand four à pain, de 30 pieds sur 12 pieds, pour le boulanger William Scott. En 1817, le menuisier Joseph Bro dit Pomminville fait appel à ses services pour effectuer les travaux de lattage et d’enduits sur une maison de bois. En 1819, avec le maître-maçon André Auclair, il travaille aux églises Saint-Pierre-du-Portage, à l’Assomption, et Sainte-Madeleine, à Rigaud. Durant sa carrière, il met aussi en chantier plusieurs maisons dans le Vieux - Montréal et dans les faubourgs entourant les fortifications.
Des nombreux bâtiments qu’il a érigés, seuls quelques-uns subsistent. C’est le cas du grand hangar de pierre à Lachine (ill. 1) construit avec Joseph Chevalier en 1803-1804, qui deviendra l’entrepôt de la Compagnie de la Baie d’Hudson. C’est aussi le cas d’une maison de trois étages située sur la rue Saint-Vincent dans le Vieux-Montréal construite en 1816 avec le maître-maçon et entrepreneur Amable Amiot dit Villeneuve.
Charles Brunet nait en 1794 dans la paroisse de Sainte-Geneviève située à l’ouest de l’île de Montréal. Il s’y marie en 1817 et est inhumé sous l’église paroissiale en 1859. Cultivateur, sa vie durant, il exerce le métier de maçon de 1821 à 1839. Deux sources importantes, soit quelques marchés de construction notariés et plusieurs pierres de date, permettent de suivre son parcours de maître-maçon, à Sainte-Geneviève, à Sainte-Anne, à Saint-Martin (Laval) et à l’île Bizard.
Bien que les marchés de construction qu’il a signés soient peu nombreux, ils révèlent des informations intéressantes sur sa pratique. En 1823, le menuisier Simon Barbeau accepte de fabriquer des châssis pour une maison de Charles Brunet alors, qu’en contrepartie, ce dernier accepte de faire les enduits du second étage de la maison que le menuisier occupe déjà. Chacun fournira à l’autre les matériaux nécessaires aux travaux respectifs. En 1824, Brunet signe un autre échange de services avec le menuisier Louis Laurain. Il s’engage à construire la maçonnerie de la maison de Laurain qui, en retour, devra réaliser tous les ouvrages de menuiserie sur la maison de Brunet : planchers, escaliers, portes et fenêtres, cloisons, corniches, combles, recouvrement, lucarne, etc. Laurain doit aussi fournir la pierre, le mortier, les échafaudages de même que deux employés à Brunet en plus de nourrir toute l’équipe.
En 1829, Charles Brunet obtient un important contrat : la construction du presbytère de la paroisse de Sainte-Geneviève. Le marché de construction, signé avec les syndics de la paroisse de Sainte-Geneviève, est, pour Charles Brunet, le premier document qui indique clairement que ce bâtiment sera construit à murs-pignons découverts, « […] les murs pignons seront exhaussées de vingt-deux à vingt-quatre poucesau-dessus de la couverture », les consoles, autres caractéristiques importantes de ce type de maison, seront de pierre taillée alors que la pierre du mur de façade sera bouchardée. Il construira ce bâtiment en deux étapes : à l’automne jusqu’à la hauteur des lambourdes, soit 7 pieds hors terre, puis au printemps, jusqu’au 15 juillet, pour terminer les travaux. En raison de la position stratégique et du prestige associé à un presbytère, il est possible que cette construction à murs-pignons découverts ait incité des paroissiens à adopter ce type de construction, puisque Charles Brunet en construit six autres du même type, dans les neuf années suivantes.
Bien qu’il ne pas sache signer, il laisse heureusement une marque durable sur chacune des maisons qu’il construit en intégrant, au mur de la façade, une pierre de date au-dessus de la porte d’entrée. Cette pierre est très précieuse puisqu’elle est souvent le seul moyen de dater ces maisons et de les attribuer à Charles Brunet. Différents tailleurs de pierre y sculptaient ses initiales C.B. ainsi que la date de construction, ce qui explique les différences de graphie d’une pierre à l’autre. Ainsi, sur certaines, le B est à l’envers (ill. 2), alors que le texte de la grande pierre de date du presbytère est parfaitement calligraphié et plutôt bavard (ill. 3). C’est grâce à elles que l’on peut considérer Charles Brunet comme étant le plus important constructeur de maisons à murs-pignons découverts sur les îles de Montréal et Bizard (voir La Lucarne printemps et été 2020). Après 1839, Charles Brunet abandonne le métier de maçon et semble se consacrer uniquement à l’agriculture.
Bien que contemporains, ces deux maîtres-maçons vivent dans des univers bien différents. L’un, qui est aussi entrepreneur, vit dans un environnement où se côtoient régulièrement des gens de métiers de la construction, ce qui l’amène à travailler sur une grande variété de bâtiments, en ville, dans les faubourgs, ou même à l’extérieur de l’île. L’autre cumule deux métiers et est bien connu de la population locale, qui fera appel à ses services pour construire des maisons dont la plupart sont à murs-pignons découverts. Ces artisans méritent de sortir de l’oubli et, ce faisant, ils nous permettent de mieux comprendre les multiples facettes de leur métier et de leur à l’époque.
Article tiré de La Lucarne – Automne 2020 (Vol XLI, numéro 4).
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