La notion d’esprit du lieu a été ravivée au cours des dernières décennies en étant appliquée aux édifices anciens et un peu plus vaguement au paysage, parfois à une agglomération. Historiquement, cette notion, susceptible de multiples interprétations, n’a pas été pensée en termes d’architecture, mais pour le paysage. Sa dénomination originelle, genius loci (le génie du lieu), emprunte à l’univers de la Rome antique l’évocation d’une entité tutélaire rattachée à un lieu donné.
C’est au début du 18e siècle, autour de la question du paysage aménagé, que surgit cette idée du genius loci. Les jardins réguliers avaient régné depuis la Renaissance : réguliers à l’italienne, bien géométriques, en tirant souvent profit des déclivités du sol; réguliers à la française avec des perspectives à l’infini. On pense ici à Versailles. On sait moins, cependant, que Louis XIV et Le Nôtre avaient introduit dans une partie du domaine versaillais le principe du jardin «[…] tout irrégulier, planté d’arbres séparés de petits canaux «qui vont serpentans sans ordre et tourne dans les places vides [semées de gazon] autour des arbres avec des jets d’eau inégalement placé».» L’écrivaine, Stéphanie Félicitée, comtesse de Genlis, dans son Dictionnaire critique et raisonné des étiquettes de la cour (…), [1818], y allait d’un avis très clair quant à un autre personnage : «Ce fut un François qui le premier conçut l’idée de faire les jardins que nous appelons à l’angloise. Le célèbre [Pierre Daniel] Huet, évêque d’Avranches, proposa dans ses ouvrages d’imiter la nature dans la composition des jardins. Depuis lui, [Joseph] Addisson, dans le Spectateur (le Spectator fondé en 1711), fit la même proposition à ses compatriotes.»
C’est à l’occasion de palabres soupesant les deux avenues de traitement du paysage : d’une part, forcer la nature par la géométrie, de l’autre, imiter la nature dans son irrégularité, qu’un pas décisif fut franchi. Dans le contexte d’un nationalisme anglo-saxon plutôt étroit, où l’absolutisme royal français et les manifestations de la culture du grand siècle se trouvaient honnis, que la célébration de la nature commença à prendre forme, pour ce qui est de l’Angleterre, chez le troisième comte de Shaftesbury. On y trouve, exprimé dès 1709, le concept de l’«esprit du lieu», donc de la personnalité fondamentale de la nature : «Votre génie, le génie du lieu, et le GRAND GÉNIE l’ont enfin emporté. Je ne saurais résister plus longtemps à la passion qui grandit en moi pour les choses d’un genre naturel, dans lesquelles ni l’art, ni la vanité, ni le caprice de l’homme n’ont gâché leur ordre véritable en mettant fin à cet état primitif.»
Dans la suite des choses, on en vint progressivement à faire de l’observateur et de sa sensibilité les pôles du pittoresque. La perception du caractère du lieu devenait donc subjective. L’accent que l’on mit sur l’observateur ouvrit toutes grandes les portes à un éclectisme de plus en plus envahissant. Ainsi, on associerait un style architectural donné à une certaine catégorie de paysage. Puis, à l’intérieur de la même œuvre architecturale, on ferait coexister des styles tout à fait différents appartenant à des époques elles aussi différentes. Le style architectural devait s’adapter à l’esprit (présumé) du lieu, macrolieu ou microlieu.
Aujourd’hui appliquée à la conservation d’édifices anciens, la notion d’esprit du lieu peut être interprétée par certains comme le feu vert à la préservation éclectique de tous les ajouts & modifications. Par contre, la considération des valeurs propres à la typologie et au style exigerait une dose d’esprit critique et partant, le courage des choix éclairés, documentés et rigoureux. Mais, cela n’autorise pas le rejet absolu de toutes les traces évolutives, car il en est qui respectent les valeurs fondamentales de la ressource culturelle et historique.
Article tiré de La Lucarne, automne 2016 (vol. XXXVI:4).
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